Tractopelle contre télécoms : le choc des titans
Pour y remédier, les agents habilités et assermentés du service interrégional Atlantique prennent place dans leur véhicule laboratoire munis de leur équipement d’intervention transportable et portable qui permettra de rechercher et identifier la source de ce brouillage. Leur radiogoniomètre de toit les mène au pied d’un drôle d’édifice… une grue ! Mais pas n’importe quelle grue : il s’agit d’une grue connectée disposant d’un boitier avec un modem et une carte SIM…
Dans le doute, les contrôleurs du spectre font éteindre le module de communication de la grue. Une intuition judicieuse : le brouillage cesse immédiatement, sans jamais réapparaitre.
Peu de temps après, ce sont deux autres cas similaires qui sont traités en Loire Atlantique et en Ille-et-Vilaine. Ici aussi, une fois le modem éteint, le brouillage ne revient pas. Nos techniciens en déduisent que les utilisateurs ont sans doute, selon les préconisations données lors de leur intervention, changé ou réparé le modem.
Pourtant, à la même période, c’est cette fois le Centre de Contrôle International de Rambouillet qui reçoit deux plaintes pour un brouillage de la 3G dans la Sarthe (72), également dus à des engins de chantier. Et l’année 2022 se terminera avec plusieurs cas similaires dans toute la France : dans la Drôme (26), l’Isère (38), la Haute-Savoie (74), la Loire (42), le Rhône (69), le Var (83) et les Alpes-Maritimes (06).
Une situation préoccupante
L’affaire devient donc nationale, et d’une ampleur grandissante ! Même si les enquêteurs de l’ANFR arrivent à faire cesser les brouillages le jour même de leur intervention, ils ne peuvent pas se contenter d’une telle situation : éteindre les modems un à un n’est pas une solution viable. Et si ces appareils se remettaient à dysfonctionner ? Au-dessus de la tête des opérateurs, les grues deviennent autant d’épées de Damoclès…
Car ces types de brouillages ont en effet un impact important : lorsqu’il se produit, le boîtier de communication (modem 3G/4G) se met en émission permanente sur toute la bande de fréquences concernée, causant ainsi une dégradation sur le réseau de l’opérateur d’autant plus importante que les grues émettent en hauteur ! De plus, le modem peut se mettre à faire des sauts de fréquences et toucher une autre bande de fréquences de téléphonie et d’Internet mobiles. C’est pourquoi le brouillage peut affecter tour à tour différentes bandes de fréquences : de 800 MHz à 2 600 MHz, en passant par 1800 MHz et 2100 MHz !
Pourparlers : l’amorce
Face à la multiplication des cas de brouillages, le sujet remonte jusqu’à l’état-major de la Direction de Contrôle du spectre de l’ANFR qui dispose d’un bureau de contrôle national supervisant le traitement local des brouillages.
En parallèle, de premiers échanges ont lieu avec le constructeur de ces engins de chantier. L’Agence suspecte des failles sur les unités télématiques des équipements et demande des précisions : combien de modems sont concernés, d’où viennent de tels dysfonctionnements et comment les résoudre ?
Bientôt, il apparaît que l’équipement fautif est un boitier de connexion à distance (modem) installé dans des grues, mais aussi des pelles à câble hydrauliques, des machines de terrassement. Ce boîtier télématique permet la gestion de parcs et de véhicules : il transmet des informations sur la localisation et l’exploitation des machines, comme leur emplacement, leurs durées de fonctionnement et d’exploitation, leur consommation de carburant ou des informations sur la maintenance.
2023 : la loi des séries
De fait, la tendance de 2022 semble se poursuivre en 2023… Des brouillages de la 3G par des engins de chantier continuent à être traités à travers la France par plusieurs services interrégionaux implantés sur l’ensemble du territoire. La situation ne tend pas à s’améliorer, il faut décidément trouver une solution…


Au début des échanges avec l’ANFR, le constructeur des machines était sceptique : son matériel est distribué dans le monde entier, pourquoi des problèmes similaires ne se posaient-ils pas dans d’autres pays ou du moins n’étaient pas signalés ? Il a donc lancé une enquête interne, avec sa maison mère et ses sous-traitants, notamment en prélevant quelques modems pour les faire analyser.
Mais pendant ce temps, la loi des séries frappe encore ! Le service interrégional Méditerranée, en intervenant sur un cas de brouillage de téléphonie mobile, finit son enquête… cette fois directement dans l’une des agences du fameux constructeur ! Ici, c’est un engin flambant neuf qui est à l’origine du brouillage : un tombereau, c’est-à-dire une voiture de charge, faite d'une caisse montée sur deux roues, susceptible d'être déchargée en basculant à l'arrière. Comme toujours, il a suffi d’éteindre le boîtier pour résoudre le brouillage…
Quelque temps plus tard, nouvelle alerte : les contrôleurs du spectre se retrouvent de nouveau dans cette entreprise, mais cette fois pour une chargeuse-pelleteuse, plus communément appelée tractopelle, dont le boîtier de communication faisait des siennes !
Au total, l’ANFR sera intervenue plus d’une vingtaine de fois pour les engins de chantier de cette marque. Avec des milliers de machines déployées dans toute la France, l’ANFR a exigé du constructeur qu’il trouve enfin une solution pérenne à ces brouillages récurrents : ils constituent en effet des délits au sens de l’article L 39-1 du code des postes et des communications électroniques, avec une peine pouvant aller jusqu’à 6 mois de prison et 30 000 euros d’amende. Le constructeur prend cette requête au sérieux et des échanges très réguliers s’engagent entre le constructeur, l’ANFR et l’opérateur mobile. Au vu de la complexité du sujet les trois protagonistes ont uni leurs forces pour trouver une solution ! Ils ont chacun mobilisé des experts pour identifier les causes de ce dysfonctionnement.

2024 : suite et fin
Le début de l’année 2024 voit poindre une lueur d’espoir : malgré de nouveaux cas de brouillage dus aux engins de chantiers, une expérimentation est lancée pour y remédier. Cette fois, le constructeur décide de tirer parti d’un cas de brouillage « vivant », c’est-à-dire qui, volontairement, n’est pas été résolu afin de tenter de comprendre d’où vient le dysfonctionnement du boîtier.
Après de nombreuses mesures et quelques réunions, le constructeur annonce finalement la sortie d’une évolution logicielle pour l’unité télématique qui devrait définitivement mettre fin au désordre. Un calendrier de mise à jour des modems utilisés en France métropolitaine et outre-mer est proposé, garantissant qu’au moins 90 % des machines seront remises en conformité au troisième trimestre 2024.
Deux cas vont donc se présenter :
- Si l’unité télématique est éteinte, le modem sera changé physiquement par le constructeur, après avoir été envoyé à l’usine pour mise à jour du logiciel.
- Si l’unité télématique est allumée, le logiciel est mis à jour à distance (OTA : over the air) une fois le modem rallumé.
L’objectif du troisième trimestre 2024 paraît éloigné ; mais avec la liste fournie par le constructeur des emplacements de tous leurs engins en France – des milliers d’équipements –, un nouveau brouillage qui surviendrait sera rapidement résolu.
Mais nous sommes désormais en 2024, l’année des Jeux ! Le constructeur accepte donc la demande expresse de l’ANFR de prioriser la mise à jour des unités télématiques de tous leurs engins présents dans des villes accueillant des épreuves olympiques afin de préserver les sites de compétition mais aussi les cérémonies et tous les évènements liés aux Jeux.
Le temps passe, et plus aucun cas de brouillage n’est signalé… Le pourcentage des engins traités augmente progressivement : déjà 80 % en mai 2024, et 75 % des engins sortant d’usine. Fin juin 2024, nous y sommes : 90 % des machines en France sont traitées !
Début 2025, ce sont désormais 95 % des machines du constructeur qui ont leur boitier mis à jour et ce chiffre est de 98 % pour les grues qui sortent d’usine.
Début 2025, il restait quelques centaines de machines que le constructeur s’est engagé à traiter dans les 6 mois à venir. Une réunion finale de suivi est prévue avec l’ANFR à la fin de l’été 2025 pour faire le point sur les mises à jour des modems et enfin pouvoir clore ce cas de brouillage qui aura donné du fil à retordre !
Dorénavant, toute machine neuve sortant d’usine dispose de la nouvelle version du logiciel. Mais le constructeur ne s’est pas arrêté là, il a commencé, dès 2024, la mise à jour de ses machines installées à travers le monde, en commençant par l’Europe. Car, des brouillages comparables pouvaient se produire bel et bien ailleurs qu’en France… L’ANFR avait donc cette fois fait œuvre utile bien au-delà de ses frontières nationales !
Pour en savoir plus
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