Bluetooth face au coronavirus

29 mai 2020
En ces temps de Covid-19, la technologie Bluetooth est soudain revenue sur le devant de la scène. Naguère, elle servait à connecter son téléphone à sa voiture dans les embouteillages, ou ses écouteurs dans un métro bondé. Puis les télétravailleurs l’ont opportunément redécouverte pour apparier un casque à leur ordinateur engagé dans de longues visioconférences...

Mais désormais, c’est à l’application StopCovid et ses variantes internationales que Bluetooth se voit associée. Comment une technologie radio conçue pour relier entre eux quelques appareils du cercle intime (votre téléphone, vos enceintes, vos écouteurs, etc.) est-elle devenue, en quelques semaines, notre alliée contre la contagion ? 

Bluetooth a été développé par Ericsson à la fin des années 90 en coopération avec les industriels de l’informatique et des communications mobiles. Elle porte le nom anglicisé du Viking Harald Blåtand, littéralement « Harold à la dent bleue », roi du Danemark, qui étendit son royaume vers la Norvège et la Suède. Son logo reprend d’ailleurs ses deux initiales en alphabet runique. 

Harald Blåtand est resté dans l’Histoire comme un grand unificateur de communautés Viking turbulentes. Un millénaire plus tard, Bluetooth devait à son tour, par-delà les marques rivales, relier entre eux téléphones, ordinateurs ou périphériques divers (oreillettes, souris, claviers) pour permettre des liaisons à bas-débit, courte portée et faible consommation électrique. La technologie utilise la bande libre 2,45 GHz : ces fréquences historiques du WiFi présentent en effet l’immense avantage d’être ouvertes dans le monde entier pour des applications à faible portée. La règlementation européenne autorise dans cette bande jusqu’à 100 mW. Mais les équipements Bluetooth se contentent presque tous de puissances beaucoup plus faibles (< 2,5 mW), tout simplement pour consommer moins, avantage précieux pour les smartphones ou les oreillettes.

L’inconvénient majeur de la bande 2,45 GHz est néanmoins son encombrement : télécommandes diverses, multiples réseaux WiFi, voire micro-ondes y coexistent, avec parfois des puissances bien supérieures à 100 mW ! Pour tirer son épingle du jeu, Bluetooth utilise donc une canalisation étroite (79 canaux de 1 MHz) et, surtout, change régulièrement de canal (quelques milliers de fois par seconde). Il parvient ainsi à se faire entendre malgré les multiples parasites dans la bande. Les brouillages, bien qu’inévitables, sont bien maîtrisés : les utilisateurs de Bluetooth peuvent témoigner de la qualité de leurs communications. 

Bluetooth est souvent comparé au WiFi, qui permet des débits beaucoup plus élevés, au prix toutefois d’une consommation énergétique plus importante. Les deux technologies font équipe au quotidien pour construire autour de chaque individu un véritable réseau personnel (PAN, « Personal Area Network ») reliant entre eux objets connectés (montres, caméras, oreillettes, capteurs médicaux ou, demain, lunettes), smartphone, box, ordinateur et tous ses périphériques. Cela n’exclut pas un peu de concurrence : Bluetooth peut monter en débit, tandis que la nouvelle technologie WiFi 6E consomme beaucoup moins d’électricité…

Du fait de la faible énergie mise en jeu, chaque appareil Bluetooth crée autour de lui une « bulle » de connectivité, dont la taille varie en fonction des obstacles : de quelques mètres à quelques dizaines de mètres. Et c’est justement cette faible portée qui est exploitée pour les applications de traçage à l’étude depuis le début de l’épidémie de coronavirus…

La variante de Bluetooth qui fait l’objet de toutes les attentions est aujourd’hui le « Bluetooth Low Energy » (BLE). Elle est en effet présente dans la quasi-totalité des smartphones en circulation depuis  2017, le premier smartphone compatible avec cette norme remontant à 2011. Comme son nom l’indique, BLE est encore plus économe en énergie que le Bluetooth « classique », au prix d’un débit légèrement plus faible. Le principe de l’application StopCovid, qui met en œuvre le protocole ROBERT (développé sous l’égide de l’INRIA) repose ainsi sur l’émission permanente de messages « Hello », possible en Bluetooth BLE sans impacter significativement l’autonomie du téléphone.

Lorsque deux appareils équipés de l’application arrivent à portée l’un de l’autre, ils échangent aussitôt leurs « Hello » respectifs. Chaque smartphone juge alors, en fonction de divers paramètres, s’il est approprié de prendre en compte cette incursion d’un autre appareil dans sa « bulle » Bluetooth. L’intérêt de Bluetooth en ces temps d’épidémie repose donc surtout sur sa faible portée, en particulier en milieu urbain : si le porteur est contaminé, la zone de desserte du Bluetooth de son téléphone englobera celle où des aérosols porteurs de virus resteront en suspension. La correspondance n’est bien sûr qu’approchée : la portée théorique de Bluetooth, qui dépend aussi de la puissance mise en œuvre par chaque terminal, peut tout de même atteindre jusqu’à 100 m en l’absence totale d’obstacle ! C’est pourquoi le protocole ROBERT se réserve la possibilité de prendre en considération le niveau de signal reçu ou la vitesse de déplacement du smartphone, afin de mieux estimer la proximité des deux porteurs de smartphones et d’écarter ainsi d’éventuels faux-positifs.

Même s’il n’a pas été conçu pour mesurer des distances, Bluetooth offre dans les environnements fermés, les plus propices à une contamination, une meilleure robustesse que celle des autres solutions de géolocalisation, où le GPS comme les antennes relais sont souvent pris en défaut. Bluetooth, par sa simplicité, présente également des avantages en matière de protection des données personnelles, l’identifiant variable transmis par le smartphone empêchant toute identification directe du propriétaire du téléphone. Et, comme l’application doit fonctionner en continu, l’argument de la faible consommation a emporté la décision ! Parmi tous les outils embarqués par les smartphones, c’est donc Bluetooth qui est devenu le socle du traçage en ces temps d’épidémie. C’est ainsi que le lointain héritier d’Harald Blåtand commence une nouvelle vie en délimitant d’invisibles bulles de sécurité sanitaire autour des porteurs de smartphones.